Identifier les violences

Les violences systémiques et structurelles font référence à des formes de violences qui sont intégrées et perpétuées par les systèmes sociaux, économiques, politiques et culturels. Elles sont souvent invisibles et normalisées, rendant leur identification et leur résolution complexes. Ces violences causent des dommages significatifs à long terme sur les individus. Elles peuvent être croisées entre elles (violences et discriminations intersectionnelles) et forment souvent une chaîne continue de violences liées entre elles (continuum de violences), rendant les personnes particulièrement vulnérables et isolées. L’invisibilisation des violences est renforcée par la prégnance de stéréotypes qui nient ou minimisent leur existence, qui relèvent par exemple de situations d’emprises, de la culture du viol, de l’exoticisation, du validisme, etc…

Interprétation libre - Extrait d'un témoignage
Exercice / outil - "G.E.A.S.E"

Aujourd’hui, la plupart des établissements d’enseignement supérieur (écoles de cirque, écoles d’art, prépas…) et des structures publiques et privées (festivals, lieux de diffusion, centres culturels et artistiques) ont mis en place des actions de sensibilisation et de formation, des dispositifs de recueil de signalement des discriminations et des violences, et d’accompagnement des victimes. Pourtant, ces mises en œuvre se sont opérées dans des cadres souvent contraints (obligations légales, effet d’image ou de prestige…) et avec plus ou moins d’efficacité et de moyens d’actions associés (accompagnement administratif, thérapeutique, disciplinaire). L’idéal reste de se saisir individuellement et collectivement de ces enjeux, en questionnant les dispositifs existants, en remettant en cause ses propres pratiques et en apprenant à identifier les violences. Poursuivre les efforts permettra de limiter l’effet de « loterie » pour les personnes victimes de violence et garantir une écoute et un accompagnement de qualité et efficient.

Les violences, de quoi parle-t-on ?

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S'en référer aux définitions légales des violences selon chaque pays est porteur : cela permet d'identifier les violences, de les caractériser et de comprendre ce qu'il est possible de faire dans un cadre spatial et temporel donné. Se former, lire, assister à des échanges thématiques, permet en outre de comprendre en profondeur les mécanismes de violence exercés par les agresseurs et de saisir que les violences se déroulent selon une continuité graduelle et adoptent une dimension cumulative et combinatoire (pyramide de la discrimination et de la violence, violences et discriminations intersectionnelles). Ceci permet aussi de comprendre quels sont les termes qui décrivent les atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne en raison de son genre, de sa sexualité, de sa race, de son âge, de ses origines sociales et culturelles, de ses capacités, etc. Les violences sont produites selon un continuum qui peut passer par des contacts physiques imposés, des attitudes irrespectueuses, des propos blessants ou injurieux, des gestes inappropriés, des agressions physiques et sexuelles, des harcèlements, des viols, des violences physiques... Des contextes propices aux violences ou qui n'y mettent pas fin favorisent en outre des situations de mise en danger, d'isolement, d'autodestruction, et entretiennent une auto culpabilisation chez les personnes victimes.

Puisque les violences sont fréquemment invisibilisées et minorisées, les conséquences concrètes sur les victimes sont souvent méconnues ou niées. Pourtant, les effets psychiques, physiques et psychologiques de telles violences sont nombreux et entravent considérablement tous les aspects de la vie (personnel, professionnel, amical, familial) et ceci sur une très longue durée (réminiscences, mémoire traumatique réactivée, flashbacks). Les conséquences sont multiples et combinatoires (perte ou prise de poids, stress, angoisses, pertes du sommeil, difficultés de concentration ; dépression, isolement, perte de confiance en les autres ; pertes de vigilance, mauvais résultats, interruptions d’études ou de carrière professionnelle). On parle souvent de "famille" artistique, qui est un milieu restreint : ceci constitue une circonstance aggravante car il est difficile de reconstruire un réseau professionnel ou de recommencer ailleurs, ces violences et leurs conséquences peuvent suivre les personnes victimes tout au long de leur vie ou de leur carrière.

Contextes et espace de violences

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Les contextes et les espaces artistiques et circassiens sont de tout petits mondes : les mêmes personnes se retrouvent, se croisent, collaborent tout au long d'un parcours de formation, de travail, d'intervention et “tout le monde” se connaît. Les frontières entre le formel et l’informel y sont souvent difficiles à identifier (on se tutoie, on loge les un·es chez les autres, on va boire des verres, on part en tournée ensemble). Dans ce contexte, les positions de pouvoir sont encore en grande majorité occupées par des hommes (direction, enseignement, diffusion, programmation, subvention) et les abus de pouvoir sont facilités. Ces deux effets croisés servent la stratégie des agresseurs qui organisent leur impunité. Les agresseurs rendent service, forment, mettent en relation, apparaissent comme des personnes sympathiques, qui donnent de leur temps et se soucient "véritablement" des victimes. Ils sont bien insérés dans les réseaux artistiques. Parfois même, les agresseurs affichent un engagement militant et féministe et deviennent des "figures" qui se présentent explicitement comme des "rebelles", ou des provocateurs qui refusent les règles de bienséance et que l'on admire pour leur personnalité forte.

Pour la personne victime, dénoncer un agresseur collègue ou un enseignant est particulièrement difficile (tout le monde le saura, il est le seul enseignant de sa spécialité, il participe aux jurys de diplômes ou de recrutements, il fait partie de la même compagnie, on le recroisera systématiquement lors d'évènements, de festivals, il siège dans une commission d'attribution de financements, il dirige un lieu de diffusion...). De plus, les agresseurs cherchent systématiquement à isoler la victime, en lui disant de n’en parler à personne, en la menaçant, ou en répandant des rumeurs sur elle. Les relations longues (enseignement, direction de compagnie, partenaires de travail) favorisent des phénomènes d’emprise, où l’asymétrie de pouvoir et les risques physiques sont tels que toute dénonciation est démesurément coûteuse. Face à ces stratégies, les victimes ne sont pas entendues ou crues (on connaît et on apprécie l'agresseur, on le craint, on ne peut pas faire sans lui...). Enfin, le silence qui entoure la question des violences dans les réseaux artistiques et d'enseignement met les victimes dans l’incapacité d’identifier clairement les situations de violence dont elles sont pourtant l’objet (j'ai sûrement mal compris la situation, c'est comme ça dans notre milieu, tout le monde le fait, il faut en passer par là...). Même en repérant les situations problématiques et violentes, les victimes sont souvent encouragées à se taire (ce n'est rien, tu surinterprètes, lui, je n'y crois pas...).

Écoute et consentement

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Du fait des conditions de travail, d'enseignement, de formation (groupes nombreux, temps restreint, "habitudes de travail"), il est fréquent de passer outre des protocoles simples visant pourtant à s'assurer du consentement des apprenant·es, des interprètes, des collaborateur·ices. Pour être efficace, pour aller plus vite, pour respecter la vision artistique d'un·e créateur·ice, dans des cadres d'improvisations, des paroles (injonctions, "recommandations", "plaisanteries"), des gestes (contacts physiques imposés, proximité physique intrusive, changement soudain de partenaire) et des demandes ("aller plus loin", accepter une nudité partielle ou totale, se mettre en danger, "tout sortir") constituant des violences sont adressées et réitérées aux équipes, aux apprenant·es, aux interprètes. Il est pourtant essentiel de s'assurer du consentement de chacun·e à chaque étape du travail et/ ou de la formation.

La plupart du temps, le non-consentement s'exprime aussi par des signaux physiques et non-verbaux (recul, malaise corporel, non-réponses, stratégies d'évitement) auquel il est essentiel d'être attentif·ves. Pour être recevable, le consentement doit pouvoir être exprimé de façon claire, librement (sans être dans un état de vulnérabilité psychologique et/ou physique, sans contraintes, sans pressions, sans menaces, sans surprises), de façon spécifique (pour une situation ou une tâche donnée) et renouvelé à chaque étape. Au-delà du cadre légal, le consentement s'inscrit de façon plus large dans une éthique des relations et impose une approche empathique, on doit pouvoir être à l'écoute pour mettre en place des relations d'enseignement et de travail sans mise en danger ou le faire en conscience.

Prévenir et agir

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Les violences émergent dans le cadre des activités artistiques comme dans la société contemporaine de façon structurelle. Faire en sorte que la parole autour des violences puisse exister dans un cadre donné (lieu de formation, festival, institution, structure culturelle et artistique) est une première étape essentielle : il faut briser la silenciation des paroles et faire de ces sujets des éléments légitimes et à part entière lors des formations, des enseignements et des temps de création et de diffusion, le tout dans des contextes sécurisants. Cela permet aussi d'être capable d’identifier les situations de violence collectivement et de les prévenir à l'avenir, pour soi-même et pour les autres. Mettre en place un protocole clair, accessible et le faire connaître est alors déterminant (cellule de lutte contre les violences et les discriminations, formulaires ou plateformes de signalement, formations, actions de sensibilisation, charte de bonnes pratiques et de déontologie, réglement intérieur chaîne de transmission des signalements...).

Créer un réseau de personnes formées régulièrement, identifiées et disponibles (référent·es égalité) est la clé pour instaurer un climat de confiance propice à l'émergence de la parole et des signalements autant que prévenir d'éventuelles situations de violence. Plus les membres d'une équipe (pédagogique, artistique, administrative) sont formé·es à ces questions, plus ils et elles sont nombreux·ses à l'être, plus l'accompagnement rejoint les besoins des victimes et la prévention est efficiente.

Il convient d'accueillir la parole des victimes en la légitimant (je te crois, ce que tu vis est grave) sans remettre en doute leurs propos, d'écouter et respecter ce qu'elles envisagent et peuvent faire et de les orienter et les rediriger vers un ensemble de ressources, structures, associations et de dispositifs existants qui ont développé une expertise et une expérience concrète autour de ces enjeux. La prudence doit être au centre de la démarche, il faut respecter ses propres limites et celles de la victime, penser à sa sécurité et celle de la personne qui témoigne de violences (envisager les retombées négatives potentielles, ne pas la mettre en danger). Enfin, il faut demander systématiquement aux personnes victimes ce qu'elles souhaitent mettre en œuvre, selon quelle temporalité et ne rien faire sans leur consentement (ne pas faire "à la place de" ou "pour elles") vérifier le consentement des personnes victimes à chaque étape d'une procédure.

Interprétation libre - Extraits de plusieurs témoignages

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